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Le futur du journalisme est collaboratif

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14/05/2022

Cette phrase titre affirmative émane du site www.projectfacet.org. Le Poject Facet, créé par la journaliste américaine Heather Bryant, est une plate-forme de contenus où les rédactions peuvent travailler collaborativement, aussi bien en interne qu’avec des partenaires extérieurs. Heather Bryant a développé cet outil durant ses travaux de recherche au JSK Fellowship de Stanford en 2016. Dès lors, elle est devenue une sorte de « gourou » du journalisme collaboratif aux États-Unis. Elle voyage partout dans le pays pour échanger avec ses pairs sur cette nouvelle manière de travailler, d'investiguer, entraînant de nombreux journalistes et professionnels des rédactions dans ce sillage coopératif.  

Un an après Heather Bryant, le journaliste brésilien Guilherme Amado est allé, lui aussi, à Stanford pour une année d’études. Dans une équipe multidisciplinaire, il a pu développer son projet : créer un réseau social entre journalistes d’investigation. Une sorte de LinkedIn pour reporters. Il pensait alors que le frein le plus important serait d’ordre technologique. Mais son équipe, stratégiquement rassemblée par profils divers, a résolu très facilement son défi technique. En revanche, lorsqu’il échangea sur son projet avec son public cible - les journalistes - Guilherme Amado constate alors une forte résistance. Très compétitifs dans leur manière de travailler, les journalistes ne voulaient pas œuvrer ensemble. « Ils n’avaient jamais pensé aux avantages de la coopération. Pourtant, nous avons beaucoup à apprendre sur le potentiel de ce genre de travail », disait Guilherme Amado, à l’époque. 

Les interviewés de G. Amado ne sont pas les seuls à se méfier du collaboratif. Par exemple, en 2016, le New York Times n’était pas dans le groupe de travail initial sur l’enquête internationale des Panama Papers, l'une des plus grandes affaires internationales d'évasion fiscale. Heureusement, ce grand journal a finalement rejoint le collectif. Nommé ICIJ – Consortium International de journalistes d’Investigation - il rassemble au total 150 médias répartis dans 117 pays ; soit plus de 600 journalistes.  Ils ont réuni près de 12 millions de fichiers provenant d’archives confidentielles de sociétés offshores dans les paradis fiscaux. L’enquête a révélé que des centaines d’hommes politiques, d’actionnaires de grandes entreprises internationales et de criminels détenaient des sociétés offshores pour blanchir leur argent. Pour les journalistes qui suivent encore ces sujets, le ICIJ a maintenu jusqu'à présent une base de données, le Offshore Leaks Database, incluant toutes les informations déjà vérifiées sur ces sociétés offshores

Pandémie au Brésil : la tentative avortée de cacher les chiffres

Dans le cadre de la pandémie de la Covid-19 au Brésil, on sait partout la conduite négligente qu’a eu le président brésilien Jair Bolsonaro. Il a critiqué les mesures de confinement, le port du masque et même la vaccination. Il a aussi prôné l’usage de l’hydroxychloroquine ou autres médicaments pourtant non-approuvés par les autorités sanitaires internationales. Pendant cette période, il y a eu un turn-over important des ministres de la Santé. Les chiffres de cas de Covid et de mortalité ont augmenté de façon effrayante. Au mois d’avril 2021, le pays a dépassé les 4 000 décès par jour.  

Rappelons que, quelques mois avant cela, Bolsonaro et son troisième Ministre de la Santé, un militaire, le général Eduardo Pazuello, ont tenté de limiter l’accès de la presse aux chiffres officiels. D’abord, le gouvernement a changé la routine de mise à jour des chiffres : on est passé de 19h à 22h ; à dessein d’arriver après les éditions de 20h des journaux télévisés brésiliens. Pour couronner le tout, ils ont décidé quelques jours plus tard de présenter seulement les nouveaux cas de Covid-19, en cachant la totalité des données et l’évolution des occurrences. 

La réponse de la presse aux limites imposées par le gouvernement a été rapide. Les plus grands médias brésiliens - les journaux O Globo, Extra, O Estado de São Paulo, Folha de São Paulo et les portails d’actualités G1 (groupe Globo) et UOL (groupe Folha) - se sont rassemblés afin de créer un réseau collaboratif baptisé Consortium National de la Presse. Ce consortium vise à faire l’enquête des données directement auprès des autorités sanitaires locales, dans les 26 États du Brésil et dans le District Fédéral (Brasilia). Les rédactions se sont réparties les tâches et se sont partagé les résultats, quotidiennement. Le bilan journalier était alors réalisé à 20h et l’accès aux contenus ouvert. En vue de cette réaction, quelques jours plus tard, le gouvernement a fait marche arrière et a recommencé la divulgation de ses propres informations ; mais encore de manière incomplète. De ce fait, le Consortium est devenu LA référence des données sur la Covid-19, et cela encore à présent. « Dans un moment critique, nous avons laissé de côté la concurrence pour le bien commun : donner à la société les informations les plus justes et les plus précises. Des informations d'une importance capitale pour orienter la population et les politiques publiques », disait à l'époque Alan Gripp, Directeur de Rédaction de O Globo. 

La collaboration en vue des élections présidentielles 2022 au Brésil 

Une autre initiative collaborative a été récemment créée au Brésil : le Projet Comprova, dont le but est d’identifier la manipulation et la dissémination de faux contenus sur les sites internet, réseaux sociaux et systèmes de messageries.  Le projet observe des sujets variés, comme la pandémie, les politiques publiques et les informations liées aux élections présidentielles. Le mot comprova, en Portugais, vient du verbe comprovar (prouver), conjugué à la troisième personne de l’indicatif présent.  Ce n'est pas un hasard si Comprova est né en 2018, l’année des élections présidentielles dont les votes ont été très fortement influencés par les réseaux sociaux. La coordination des travaux menés par Comprova est réalisée par L’Abraji (Association Brésilienne de Journalisme d’Investigation). Google News Initiative et Meta sont partenaires financiers et, pour 2022, le projet a également gagné le soutien de l’Ambassade des États-Unis. Aujourd’hui, Comprova compte 43 médias engagés, répartis sur les cinq régions du Brésil.  

Les journalistes qui participent au projet reçoivent plus de 30h de formation pour apprendre le processus de vérification et de partage de l'information. Selon les modèles de fact-checking, Comprova classifie les contenus vérifiés en cinq catégories distinctes : Trompeur, quand l’information est hors contexte ou pas suffisamment précise ; Faux, quand le contenu n’est pas vrai ou manipulé pour en changer le sens ; Satirique, pour indiquer des parodies qui se font passer pour réelles ; et Éprouvé, lorsque le contenu est vrai, l’événement confirmé, d’origine réelle, sans modifications de sens. En 2020, ils ont vérifié 283 documents d’information suspects. Seulement huit ont été classées comme « Éprouvés ». Les 275 autres rentraient dans les catégories « Trompeur » et « Faux », dont 194 étaient en rapport avec la pandémie. 

Si l’on se place du point de vue du lecteur, auditeur, téléspectateur, ces exemples sont éloquents et viennent illustrer concrètement l'intérêt grandissant du journalisme collaboratif. Il permet un virage salvateur pour que le journalisme perdure et reprenne ses lettres de noblesse. 

Vu du côté des médias, journalistes et rédactions, l’américaine Heather Bryant est infatigable quand il s’agit de leur exposer les avantages de cette révolution des modalités de travail. Au top de ses arguments, elle estime que les journalistes doivent penser au long terme car le collaboratif fournira aux rédactions plus de possibilités. Elle exprime que c’est un moyen idéal pour favoriser l’aide d’experts, qu’un journaliste n’a pas forcément dans sa propre équipe. Également, les récits publiés par plusieurs médias en même temps peuvent avoir beaucoup plus d’impact. Par exemple, les dirigeants et les puissants ne pourront pas ignorer les dénonciations de plusieurs journaux. Enfin, l’activité collaborative induit une évolution dans le rapport au travail entre collègues et entre pairs. Cela permet de décloisonner, de travailler avec des personnes venant de tous horizons médiatiques pour traiter des sujets variés, souvent pointus et à forte valeur sociétale. Bien sûr, elle rappelle que la qualité de collaboration d’un journaliste avec des partenaires externes commence bien souvent d'abord par un engagement collaboratif dans son propre domaine, dans sa propre rédaction, avec ses propres collègues. 


Monica Maria PinheiroProfesseure et consultante production & journalisme audiovisuel - InFormação Cursos (São Paulo / Brésil).  Monica est aussi une des ambassadrices du Réseau des Celsa Alumni au Brésil.


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