Anthologie de l'incertitude. Pourquoi les Ukrainiens retournent vers la guerre par Danylo BOIKO, alumnus CELSA.
Retrouvez ici le témoignage de Danylo BOIKO, jeune Ukrainien diplômé du CELSA 2024. N'hésitez pas à relire le portrait que nous avions publié sur ce site il y a quelques mois de Danylo.
Plus de six millions d'Ukrainiens ont quitté le pays depuis le début de l'invasion à grande échelle. La France, la Pologne et l'Allemagne ont accueilli le plus grand nombre de personnes déplacées de force. Pour la plupart, cette situation est temporaire et incertaine, mais dure depuis déjà trois ans. Même si le retour n'est pas évoqué dans chaque conversation, il reste en filigrane.
Les Ukrainiens ont été forcés de se déplacer, d'apprendre la langue, de s'adapter à un nouveau pays avec ses lois et ses règles de vie. Beaucoup ont compris dès leur première rencontre que ce n'était pas trop leur tasse de thé et sont retournés vers ce qu'ils connaissaient, ou bien ont saisi de nouvelles opportunités et sont partis vers d'autres pays. D'autres sont restés et continuent de se construire une nouvelle vie. D'autres encore, qui vivaient en France avant la guerre et avaient déjà fondé une famille, ressentent également le besoin de retourner dans leur pays d'origine. Pour beaucoup, le retour n'est pas une question de nostalgie, mais un moyen de retrouver le sentiment d'agir plutôt que d'attendre. La guerre a transformé la maison : elle n’est plus seulement un lieu, mais un espace de présence – être là où la vie continue, même quand c’est dangereux.
Je suis diplômé du Master en communication entreprises et institutions, promotion 2024. Après mes études et travail en France, je suis rentré chez moi, en Ukraine, à Kyiv. La ville est constamment sous les bombardements : missiles à longue portée, drones, engins sans pilote, débris tombant partout. Chaque semaine, des alertes aériennes retentissent, après quoi les gens s'échangent des messages du type « je suis vivant∙e, ça va à Lviv / Kharkiv / n'importe quelle ville d'Ukraine ? ». Le retour exige une nouvelle adaptation : apprendre à travailler après une nuit où l'ennemi a pris pour cible des « cibles stratégiques » et toi, tu attendais de voir si ta maison allait devenir l'une d'entre ces cibles.
Et pourtant, les gens reviennent. À des mois différents, de pays différents, pour des raisons différentes. Parmi eux : des connaissances, des inconnus, des collègues, des artistes, des étudiants, des parents avec leurs enfants. Nous avons tous fait le même choix : revenir. Mais pourquoi ? Comment ?
« Il y a eu des moments où j’ai ressenti l’envie de la part d’Ukrainiens de la diaspora. Beaucoup d’entre nous veulent être là où ça fait mal, là où sont nos parents, là où nous avons grandi. Mieux vaut trembler de tout son corps sous l’explosion d’un missile balistique à Kyiv que d’être submergé·e par la panique à 2 300 kilomètres de là, à Paris, en lisant les actualités. » — Maryna Kumeda, écrivaine, journaliste et traductrice, revenue à Kyiv après 17 ans passés à Paris.
Les personnes déplacées à l'étranger rentrent chez elles partiellement.
Les femmes qui travaillent en France et ont toute leur famille en Ukraine reviennent pour les fêtes. Certaines restent un peu plus longtemps, pour souffler après une vie rapide et exigeante ailleurs. Elles réfléchissent à la direction qu’elles veulent prendre, puis repartent.
Les personnes déplacées à l'étranger rentrent chez elles pour plus longtemps.
Sentiment de culpabilité, syndrome du survivant, la fatigue d’être spectateur, la peur de perdre le fil, la volonté d’être utile, le désir d’un quotidien tangible, sentiment de sa propre puissance, absence de sentiment d'appartenance à l'étranger, perte et désir de trouver un nouveau sens à sa vie en rentrant chez soi. Ceux qui sont fatigués d'être spectateurs reviennent.
Ceux qui veulent retrouver leur place dans la réalité. Certains trouvent important de travailler avec des équipes ukrainiennes, d'autres veulent être près de leurs parents, d'autres encore ne supportent pas le rythme de vie entre deux lieux.
Le sentiment de culpabilité est un facteur distinct qui unit la plupart des Ukrainiens, indépendamment de leur lieu de résidence, de leur statut social ou de leur travail. C'est précisément la culpabilité qui est l'un des principaux catalyseurs de la rumination mentale : outre les réflexions sur leur avenir et leur identité, les pensées obsessionnelles touchent à divers sujets : est-ce que j’en fais assez pour aider ? ai-je eu raison de partir ? est-ce juste de vivre en sécurité alors que mes proches vivent sans eau ni électricité ?
Étonnamment, même ceux qui vivent dans des villes dites « sûres » se sentent également coupables de leur confort par rapport aux habitants des villes proches du front et aux militaires. Les soldats à l’arrière se sentent redevables envers ceux du front. Ceux qui ont survécu portent la mémoire de ceux qui ne sont pas revenus.
Cependant, la culpabilité ne paralyse pas, mais devient un moteur d'action, une motivation commune. Grâce à elle, les gens travaillent, aident, reviennent, car sinon, cette voix dans leur tête ne se tait pas.
Les personnes déplacées à l'étranger restent à l'étranger, sans jamais rentrer chez elles.
Les personnes âgées qui ont des difficultés à se déplacer physiquement.
Les hommes en âge de servir, qui doivent s'occuper de trois enfants ou plus.
Les hommes en âge de servir qui ne veulent pas être mobilisés.
Les hommes âgés de 22 à 60 ans ne peuvent pas quitter le territoire ukrainien en raison des exigences de la loi sur la mobilisation. Il existe des exceptions : résidences artistiques temporaires, missions professionnelles, participation à des conférences, etc. Ou encore ceux comme moi il y a trois ans, qui pensent que ce serait bien d'acquérir une expérience à l'étranger et de travailler sur la question ukrainienne depuis là-bas.
En général, se retrouver dans notre environnement natal est devenu un privilège.
Il y a ceux qui ne reviendront peut-être jamais. Ils n'ont tout simplement nulle part où aller. Leurs maisons ont été détruites, leurs familles dispersées, leurs villes occupées ou rasées jusqu'aux fondations. Ils n'ont pas trahi leur pays, ils ont appris à survivre. Ils n'ont plus d'attachement à un lieu, mais ils ont la mémoire. Ils parlent ukrainien dans leur cuisine, regardent les informations ukrainiennes, apprennent à vivre à nouveau.
Le retour n'est pas une question de géographie, mais un processus de mémoire. Et même ceux qui sont restés reviennent chaque jour en pensée : lorsqu'ils emmènent leurs enfants à l'école, lorsqu'ils entendent la sirène le premier mercredi du mois en France, lorsqu'ils voient des noms familiers dans les stations de transport public.
Ma communauté voulait et veut toujours être à sa place. Chacun a son propre retour : dans les projets sur lesquels on travaille, dans les dons qu'on fait chaque jour, dans la langue, dans les habitudes quotidiennes.
C'est aussi une façon de ne pas perdre le fil.
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